En quoi l’héritage urbain et social peut-il être un moteur du développement de nos villes et lieux de vie ? Pour nos yeux d’architectes-urbanistes, c’est en convoquant un regard porté vers l’avenir que le patrimoine trouve une place juste et pertinente dans un projet urbain.
Dans le cadre du projet « Quartiers Libres, Saint-Charles Belle de Mai » situé à Marseille, nous mettons le patrimoine culturel et social au centre de notre démarche. Ce que nous entendons par cette notion, c’est l’ensemble des biens sociétaux, immatériels et matériels, qui constituent le socle du paysage urbain.
Regarder les quartiers Saint-Charles et de la Belle de Mai, c’est s’immerger dans une vitalité rare et spécifique de ces lieux du centre-ville de Marseille. Situés au cœur de la cité phocéenne, ces quartiers sont une des terres principales d’accueil de la ville. Les gens y arrivent, y reprennent leur souffle et y ramassent l’énergie nécessaire pour envisager un demain. Leurs passages empreignent l’espace urbain. Il existe une énergie, un optimisme et une volonté hors du commun dans ces quartiers. Il ne s’agit pas de réinventer en fabriquant de l’urbain générique, il s’agit de construire des lieux ancrés dans la vitalité de ceux qui les habitent et les pratiquent, car c’est cette vitalité qui donne l’identité, tangible et vibrante, à ces quartiers. Comment ? À partir des tissus ordinaires ; à partir de l’habitat typique marseillais nommé le « trois fenêtres »1
, des places de poche, des commerces et des équipements de proximité. Il faut croire en la capacité de ce tissu urbain fragmenté à incarner son propre devenir. C’est à partir de ce patrimoine culturel et social que nous pensons ce projet urbain orienté vers les habitants.
Venez plonger dans ces quartiers, où des citoyens fabriquent la ville de tous les jours. Nous vous invitons à vous promener sur la place Cadenat, au cœur de la Belle de Mai. C’est beau, âpre et sans vernis. La place alterne la rudesse d’un parking aérien et le fourmillement d’un marché animé. Du brut à l’état pur ! Ailleurs, disséminés dans le quartier, des croisements fabriquent des petites centralités. Ce sont ces sujets qu’il faut accompagner et stimuler. Par touches successives. En protégeant cette fragilité.
Elle n’est pas poétique cette fragilité, elle est sociale !
La gare à 360°
À côté, et pourtant difficilement accessible depuis ces quartiers, il y a la gare Saint-Charles. « À ma première arrivée à Marseille, en 2015, je suis tombé amoureux de cette ville au premier instant. Descendre du train et sortir sur le balcon de la gare fut une expérience unique. A mes pieds, la ville de Marseille, l’escalier à la fois lien et tribune sur la ville. Au fond, une idée des Calanques et la silhouette de Notre-Dame. » se rappelle Michael Güller. Le port au pied, la gare au-dessus de la ville. Point principal d’arrivée en ville, la gare va croître de manière exponentielle avec la réalisation de la gare souterraine (vers 2035) et l’évolution de l’offre de mobilité au sein de la métropole. Elle va devenir à nouveau, comme en 1846, un moteur et un attracteur de la ville et de la métropole.
Aujourd’hui, elle s’ouvre vers le sud et le centre-ville, mais tourne le dos aux autres quartiers. Son implantation sur une butte qui surplombe la ville offre pourtant d’autres possibilités. Quelle serait l’expression la plus naturelle pour ouvrir la gare à 360° ? Via un acte symbolique et utile : le prolongement du balcon tout autour du faisceau ferroviaire. Pour nous, c’est le potentiel de toute la butte de la gare qui surplombe la ville qui constitue un patrimoine formidable à développer. Le patrimoine sublime, c’est la vue sur Marseille. Le balcon et l’escalier monumental en sont des supports physiques.
Le pivot du Muy
Sur la butte, entre la Gare Saint-Charles et la place Cadenat, se trouve un monument du XIXe siècle remarquable à plus d’un titre : la caserne du Muy. Dans la logique du projet, elle doit devenir le pivot entre la vie locale et le caractère métropolitain de la butte Saint-Charles. Grâce à ses qualités architecturales, identitaires et ses potentialités, elle doit jouer un rôle de signal et un rôle d’espace capable. Capable de quoi ? Capable d’accueillir de multiples usages au service des habitants du quartier et de la ville.
Pour nous, le destin de la caserne est d’être progressivement approprié par les habitants. « Le meilleur moyen de conserver un édifice, c’est de lui trouver une destination » écrivait Viollet-le-Duc2 . Le meilleur moyen d’offrir de nouvelles opportunités au quartier est pour nous de vitaliser au maximum cette caserne. C’est pourquoi nous proposons de l’ouvrir au public très tôt, au moyen d’équipements et au moyen de percées physiques. C’est pourquoi, nous prévoyons une forêt face au Muy qui invente un nouvel espace de respiration pour le quartier. La caserne du Muy doit devenir un emblème, un cristallisateur de l’avenir et de la vie de ces quartiers. Voilà son destin : être utile.
Quartiers Libres est un projet de la Ville de Marseille et de la Métropole Aix-Marseille Provence, lancé en 2014. Son intention est triple : améliorer les conditions de vie au quotidien pour les habitants des quartiers Saint-Charles et Belle de Mai ; développer le site des casernes Saint-Charles comme un équipement multiple au service des quartiers ; et ouvrir la gare à 360° sur ses quartiers. Le groupement Güller Güller – TVK accompagne les collectivités en tant que maître d’œuvre sur ce projet, jusqu’en 2026. Michael Güller, de l’agence Güller Güller architecture urbanism, installée à Zurich et à Rotterdam, est le mandataire du groupement. Stanislas Zakarian de l’agence Zakarian Navelet architectes urbanistes, installée à Marseille, est le partenaire local du groupement. Les réflexions présentées dans cet article sont celles de ses auteurs, développées spécifiquement pour la présente publication. Elles n’engagent en rien la maîtrise d’ouvrage de la démarche Quartiers Libres.
Réenchanter l’habitat
À l’image du site des casernes, l’habitat est un enjeu premier pour le quartier de la Belle de Mai. L’effondrement des immeubles d’habitation de la rue d’Aubagne, au centre-ville, rappelle en effet que le logement à Marseille est dans une urgence absolue. C’est en rentrant en interdépendance avec le mode de vie des habitants, que nous pourrons aider à habiter dignement, et que nous garderons le caractère transitoire du quartier.
Or, pourquoi détruire et remplacer ? Pourquoi effacer, quand les qualités spatiales et architecturales des édifices existants sont adaptées aux modes de vie méditerranéens, aux interactions sociales et à la vie de quartier ? La reconstruction avec d’autres formes urbaines dilue les particularismes, casse les liens sociaux et n’est pas forcément rentable. Sans faire dans l’angélisme et sans vouloir sacraliser l’ancien (ce qui relève aussi du dogme), ne gommons pas mais revitalisons, transformons ! Réenchantons le patrimoine du quotidien ! Nous ne parlons pas du patrimoine de carte postale. Nous parlons du patrimoine vécu journellement. Remodeler la typologie des « trois fenêtres » marseillais n’est pas être romantique, c’est être pragmatique. C’est une réponse pertinente à l’adaptabilité d’une ville du sud déjà constituée, où il fait chaud, où l’un des enjeux est déjà le réchauffement climatique. Pour des raisons économiques adaptées aux situations fragiles des habitants, nous pensons qu’un travail fin à la parcelle est nécessaire. Rénover spatialement est important mais pas suffisant. Par conséquent, il faut aussi penser le logement dans son contexte, dans son interaction sociale avec les commerces et équipements de proximité, la mobilité et les espaces publics. Le tissu fragmenté, c’est le tissu avec la capacité sociale nécessaire dans le quartier. Le tissu fragmenté, c’est le tissu qui se prête à une réhabilitation par les petites entreprises de construction locales et qui promeut ainsi l’économie des quartiers. Le tissu fragmenté est donc support du patrimoine social de Quartiers Libres.
De paupérisé, ce quartier doit redevenir populaire. À la Belle de Mai, fais ce qu’il te plaît.
- Trois fenêtres: typologie des anciens quartiers de centre-ville et faubourgs de Marseille, d’une largeur sur rue de sept mètres environ, avec trois fenêtres par étage et un appartement traversant par palier. À l’origine, cette largeur était le résultat des longueurs des mats qui étaient également utilisés comme poutres en bois. ↩
- Eugène Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, 1854-1868. ↩